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Photo du rédacteurAnne-Sophie A.

Avoir un frère handicapé: une odyssée pas comme les autres

Je me souviens de ses petits yeux en amande très noirs, de son tout petit crâne ovale et de ses joues déjà joufflues. De cette chambre de maternité aux murs tapissés d'un papier peint fleuri bleu et vert, presque grossier, et comme noyée au milieu des chaises et du lit, je revois maman, dans son immense chemise de nuit. A la place de son gros ventre que nous carressions encore quelques jours plus tôt, se tenait un nourrisson recroquevillé contre son coeur, potelé et chauve. Dès notre entrée dans la chambre, il se mit à l'affût des bruits, de nos voix qu'il reconnaissait peut-être. Nous étions admiratives, ma soeur et moi, et nous désirions le toucher et l'embrasser de tout notre amour d'aînées.


Nous "savions" déjà, depuis quelques heures à peine, et pourtant rien ne semblait affecter notre attitude. Je n'avais pas peur de ce chromosome en plus qui venait d'être découvert dans les analyses et le caryotype de mon frère. Peut-être que mes cadets se posèrent plus de questions à ce moment-là. Pour ma part, j'envisageai de chérir et de protéger plus que les autres membres de la fratrie ce petit être qui nous avait été confié par Dieu. Je ne connaissais rien des inquiétudes et de la déception de ma mère qui, sous le joug du destin, voyait s'effondrer comme un fragile château de cartes, tous les desseins qu'elle avait imaginés pendant neuf mois. Je ne voyais que ses mains et ses bras protecteurs et la manière émue dont elle regardait son enfant à chaque instant. Cet amour le couvrait en amont pour le préserver de toutes les railleries et de toutes les épreuves qu'elle imaginait pour sa vie future.


J'y ai repensé souvent, mais le Seigneur nous avait envoyé quelques clins d'oeil. Dans notre école, nous avions une classe d'inclusion scolaire (CLIS, devenue ULIS aujourd'hui), et je m'étais engagée pour faire du tutorat auprès d'un petit garçon trisomique pendant le temps de la cantine. C'était un petit blondinet aux yeux rieurs et coquins, clairs et transparents. Je l'aimais beaucoup. C'était avant que n'arrive mon petit frère, et que nous apprenions, avec surprise, qu'il était porteur du même handicap. Aussi, peut-être étais-je préparée à un physique différent des autres, à cette physionomie proche du peuple Mongol qui leur a valu la première étiquette péjorative de "mongolien", mais aussi à leur façon de parler "maché", à leurs mimiques caractéristiques et à leurs stéréotypies.

Mes cadets et moi étions naïfs et purs. Comme nous étions heureux et insouciants, nous, ses frères et ses soeurs ! Il était finalement comme une poupée plus fragile que les autres que nous devions protéger. Nous nous serrions les coudes autour de lui. Il nous rassemblait malgré nous, et nous poussait à devenir meilleurs, à nous décentrer de nos petits tracas d'enfants.


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Notre frère était beau, très beau. Il était souriant, rieur, volontaire. Il s'est mis à découvrir le monde très vite, il en avait envie. Être le cinquième d'une fratrie donne une irrésistible envie d'imiter ses pairs. Il était blagueur, et d'ailleurs il l'est toujours ! Il faisait le show dès la moindre réunion de famille, comme toujours depuis, avec ses chansons et ses déclamations théâtrales. Nous trouvions qu'il était le plus exceptionnel. Notre regard d'enfant était biaisé par un amour aveugle et innocent.

Cela a duré longtemps, et même aujourd'hui encore, malgré les défauts d'adulte qui se manifestent chez lui comme tout à chacun, nous ne pouvons nous empêcher de voir en lui un être singulier qui nous élève sans cesse. Et c'est tellement vrai ! La beauté d'âme des personnes porteuses de handicap nous dépasse. Leur façon de s'émerveiller, leur manière simple de s'exprimer sans détour, ni mensonge, nous laissent souvent béats de confusion. Leur fragilité, plus que toute autre chose, nous bouleverse au point parfois de nous faire violence ou de nous émouvoir au plus haut point.


Ces fragilités, qui sont liées au développement ou à l'acquisition des capacités cognitives et motrices, mais aussi à des problèmes de santé qui peuvent s'accentuer avec le temps, ou encore à des comportements déstabilisants, peuvent mettre à rude épreuve la famille. Notamment lorsque l'enfant grandit et atteint les fameuses étapes obligées de la vie d'un enfant (la nounou, l'école, le catéchisme, les activités périscolaires...). Et c'est ce qui fait tomber le voile de la naïveté des frères et des sœurs.

Les trajets sans fin pour les rééducations, le temps gaspillé dans la paperasse administrative pour faire sans cesse des demandes à la MDPH (la MDA), puis les rendez-vous qui remplissent l'agenda aussi vite que celui d'un ministre, enfin les heures consacrées au petit qui nécessite une attention exceptionnelle, peuvent rompre malgré eux l'équilibre qui s'était installé dans la sphère familiale. Parfois, si la mère travaillait, elle n'a pas d'autre solution que de prolonger son congé, voire de quitter son activité.


Souvent, les plus jeunes enfants de la fratrie ont la chance de ne pas voir la fatigue qui s'accumule et le souci croissant de leurs parents. En tant qu'aînée, je me souviens sans peine des larmes et des soucis qui s'accentuaient à mesure que les années passaient. Dans les familles nombreuses, les parents savent bien à quel point il est important de montrer à chacun des enfants qu'ils ont une place particulière dans leur coeur. C'est encore plus vrai quand l'un des leurs porte une particularité "extra-ordinaire". Il est si facile de se sentir oublié par son papa et sa maman lorsque le petit frère attire toute l'attention.

Personnellement, je n'ai jamais ressenti cela, mais je sais que cela arrive à beaucoup d'entre nous, et je l'entends, car c'est naturel et humain. D'où l'importance d'être bien entouré par les proches comme les grands-parents, les oncles et tantes ou encore les parrains et marraines, lorsque ceux-ci n'ont pas peur du handicap ou ne se sont pas détournés de leurs proches. Par-dessus tout, la présence des amis est très souvent un soutien sans faille.


Je me souviens parfaitement de ce moment de notre vie où certains de nos proches détournaient le regard et n'osaient pas toucher notre frère. Quelle violence pour mes parents, pour maman ! Sans compter les paroles assassines et mesquines d'inconnus, faussement charitables, qui ressassaient les terribles appréhensions de ma mère. J'entendais ses angoisses et sa tristesse, je percevais ses cris de détresse, et je m'attachais encore plus à cet enfant qui n'avait rien demandé que d'être aimé. Heureusement, des rencontres formidables ont permis de partager ces craintes et de retrouver l'espérance. Le Seigneur veille et se rappelle toujours à nous d'une manière subtile.

Aujourd'hui, heureusement que les associations se multiplient pour accompagner les aidants, entre autres Tombée du Nid qui fait un formidable travail depuis des années dans toute la France, ou encore M21. Il y a bientôt trente ans, mes parents avaient rencontré quelques parents via l'ARIST, mais surtout, ils ont pu compter sur le formidable soutien de l'Institut Jérôme Lejeune, auprès duquel ils ont rencontré des médecins d'une bienveillance et d'une humanité édifiante.

De mon côté, adolescente, je trouvais dans mes amies scoutes - les guides- une incroyable bouée de sauvetage, une bouffée d'air salvatrice et réconfortante. Je m'épanouissais avec sérénité, forte des épreuves familiales. Partager mon histoire avec celles qui vivaient la même situation personnelle était même devenu grisant pour nous qui avions un petit frère handicapé. Cela nous liait et nous permettait de décharger nos peurs. Néanmoins, certaines comparaisons maladroites pouvaient parfois piquer notre fierté ou notre orgueil. Cela nous montrait à quel point chaque famille est différente dans son accompagnement, et que chaque personne avance à son rythme.


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Notre famille avait une caractéristique particulière. Avant que ne commence le long combat pour scolariser mon frère (la loi pour l'inclusion n'a été promulguée qu'en 2005), le coeur de mes parents s'est élargi de plus belle, et ils ont décidé d'accueillir un autre enfant, issu de l'adoption cette fois-ci: une petite fille porteuse de trisomie elle aussi. Une histoire différente, un accueil tout aussi heureux et plein d'espérances. D'autres douleurs et des deuils à faire pourtant, pour cette petite blondinette autant que pour mes parents et pour nous. Le lien n'a pas été facile à construire. Il a fallu du temps, il en faut encore pour certains d'entre nous. La marque de l'abandon reste indélébile dans son âme blessée par la vie, comme dans la nôtre. Mais que de chemin cet enfant, dont j'acceptais d'être la marraine pour la première fois, a parcouru depuis !

Mon frère a tissé un lien magnifique avec sa petite sœur. Ils forment aujourd'hui encore un duo étonnant, se comprenant dans un langage qui nous échappe, tant verbal que corporel. Leur sensibilité nous émeut toujours. Leur relation avec Dieu nous semble mystique, tant ils saisissent la beauté du sacrifice de la Croix et la présence réelle dans le Saint Sacrement. Pour ma part, je suis persuadée qu'ils Le voient et l'entendent dans leur cœur. Claire-Emérentienne Fichefeux ne l'a-t-elle pas dit elle-même ?



Nous, leurs frères et leurs sœurs, sommes les témoins de cet incroyable choix de vie, de ce don de soi permanent de nos parents et surtout de maman. Je me sens pleinement actrice de leur existence depuis le départ, avec une grande joie et un amour immense. Mais peut-être me suis-je moi-même oubliée lorsque mes parents étaient tout entiers à eux. Pour ne pas faire de bruit, ne pas rajouter une charge supplémentaire.

Mes parents sont pourtant restés attentifs à nos besoins propres et à chacun des évènements importants de notre vie d'adolescent et de jeune adulte. Ils nous montraient leur amour, prenant le temps de nous écouter, ne serait-ce qu'en coup de vent ou dans des situations improbables, et étaient très affectueux. Nous nous faisions des câlins, nous chantions en dansant autour de la table de la salle à manger et nous nous disputions aussi, signe incontestable que nous nous exprimions ! Je ne dis pas que cela a été facile, car ce serait idéaliser cette incroyable aventure.

L'arrivée d'un enfant porteur de handicap est une liesse incroyable qui peut, malgré tout, causer des blessures. Devenus adolescents, certains peuvent cacher l’existence de ce petit être singulier, ou au contraire, la brandir comme un trophée fédérateur. Confronter ses amis au handicap peut être un moyen de les confondre sur la profondeur de leur cœur. Et il est riche de constater que certains qui sont gênés au départ, finissent par ne plus voir ce qui les impressionnait. Quant à la présentation d'un ou d'une fiancée quelques années plus tard, il me semble que se joue-là un "oui" autrement plus décisif.


Dans ma fratrie, nous n'avons pas ressenti ni vécu les choses de la même manière. Comme nous dit l'adage, "la vie n'est pas un long fleuve tranquille". Nos parents nous ont embarqués en effet dans un canoë pour une longue descente en rafting, faite d'accalmies joyeuses et de luttes pour surmonter les obstacles. Cela nous a sans doute fait grandir plus vite, mais cette odyssée a surtout dilaté notre cœur et notre âme pour accueillir l'autre, quel qu'il soit.



Aujourd'hui, le lien que nous avons d'adulte à adulte avec notre frère et notre sœur est différent, plus complice et doux, moins naïf. Les voir devenir grands, progresser encore vers un peu plus d'autonomie, tout en restant dépendants malgré tout, nous fait prendre conscience de leur fragilité bien plus qu'à leur naissance. Nous sommes protecteurs différemment, mais ils restent nos "petits". Lorsqu'ils sont devenus oncle et tante, j'ai ressenti une immense émotion, tant leur tendresse à l'égard de leurs neveux et nièces est intense. Ils veulent à leur tour protéger tout en partageant leur jeu. Le lien qu'ils tissent avec mes enfants m'émerveille, car ils transmettent aux générations futures cette humilité face à la grandeur de notre Créateur et cet amour gratuit qu'Il donne à travers leurs gestes affectueux.


Nous sommes fiers de ce qu'ils ont accompli, de leurs progrès et de leurs réussites. D'autres craintes nous guettent, car nos parents vieillissent, et que leur vie d'adulte n'est pas exempte de soucis. Mais je suis certaine que Dieu le Père, qui les a envoyés à mes parents il y a vingt-cinq ans, ne les abandonnera jamais, ni ne nous laissera sur le bas-côté de la route. N'ayons pas peur de tout remettre entre Ses mains, en commençant par le plus difficile. Il veille sur eux comme le bon pasteur, et leur réserve une place d'honneur auprès de Lui, là-haut, en attendant qu'ils achèvent leur mission ici-bas: celle de nous élever vers le Ciel.


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