Il est 8h du matin. Le ciel est gris, lourd, et presque pesant. Dehors, la ville, réveillée, bourdonne. Ses habitants se mettent en route pour aller travailler. On voit s'acheminer vers le centre-ville les camionnettes des maraîchers, des poissonniers et des bouchers qui se préparent à étaler et à vendre leur marchandise. Les bus se suivent sur la grande avenue. Les propriétaires des boutiques préparent l'ouverture de leurs magasins. En voiture, je double un jeune homme qui fait son jogging. Deux collègues se retrouvent sur le chemin du travail et se serrent chaleureusement la main. Sur la place, l'employé qui s'occupe du manège astique ses chevaux de bois. De la boulangerie s'échappe une délicieuse odeur de croissant.
Je bois avec avidité cette joie pétillante du matin, ce fourmillement d'activité humaine, et je la contemple. Notre civilisation me fascine. Pourtant, ce jour a une teinte bien différente, un peu moins légère que cette bonne humeur printanière. Nous sommes samedi. Et pas n'importe quel vendredi: nous sommes samedi saint.
Pour nous chrétiens, le samedi saint jusqu'au soir, c'est le vide. L'angoisse d'un Dieu qui ne répond plus, qui n'est plus là. Le tombeau est fermé. La croix est vide. Elle existe, là, sous nos yeux. Mais il n'y a plus personne dessus.
Que je me sens loin de toute cette agitation, si plaisante pourtant ! Autour de moi, du bruit et de l'activité. En moi, le vide et le silence.
Quel jour unique que ce samedi saint, où la terre, couverte d'une nuée sombre, se terre dans l'effroi: nous avons tué Jésus par nos péchés, nous l'avons mis à mort par nos fautes ! Ce jour est l'unique occasion de nous saisir pleinement de la main tendue de Dieu. En réalisant son absence, nous avons un aperçu de ce que serait notre vie sans Lui. Et avec soulagement, nous entendrons ce soir: "Mort, où est ta victoire ?"
Mais tant que le tombeau demeure fermé, tant que le silence est là, la mort est la grande gagnante...
Alors soyons intérieurs, laissons-nous toucher par ce vide immense d'un monde sans Dieu. Prenons conscience que, dans nos vies de tous les jours, Dieu est le plus important. Prenons conscience du manque que nous vivons aujourd'hui et de la tristesse qui peut être la nôtre en pensant à ce scandale de la Croix.
Car la Croix est un scandale. Le scandale de la souffrance, le scandale de la mort. La Croix est un scandale car un innocent souffre et meurt. La Croix est un scandale car elle englobe toutes les misères et les drames humains. On ne peut pas, humainement parlant, accepter la souffrance. Le samedi saint est là pour ça: pour que nous puissions crier. Crier au scandale, crier de douleur, gémir d'angoisse devant le vide de notre vie sans Dieu.
Lors d'un triduum pascal vécu en Suisse, nous avons, après l'office de la Croix, vécu un moment d'une forte intensité. Nous vivions le triduum dans un coin montagneux. Lorsque la nuit est tombée, nous nous sommes tous équipés de cierges et de torches, et nous avons marché en procession, jusqu'à une certaine hauteur. Je revois encore le chemin lumineux que nous formions, serpentant la montagne. Arrivés en haut, nous avons découvert, dans une cavité creusée dans la roche, une statue du Christ gisant. Et ce que nous avons fait m'a profondément marquée: nous avons veillé le corps de Jésus inanimé, étendu sur la pierre. Bien sûr, ce n'était qu'une statue, et bien sûr, le Christ a vaincu. Mais dans le silence, entrecoupé de psaumes chantés et de lamentations, nous contemplions ce corps si cher. Il y avait des sacs pleins de pétales de fleurs que nous allions déposer sur ce corps. Nous pouvions nous approcher, l'embrasser et nous recueillir tout près de lui.
Tout cela est bien déprimant... Mais profondément humain. Je me souviens que cette démarche m'a profondément aidée. Ce qui est encore plus humain, ce sera la joie immense qui éclatera dans la nuit. Cette joie qui jaillira avec la lumière, cette joie émouvante et contagieuse qui viendra guérir toute plaie, sauver chaque âme, et chasser définitivement les ténèbres.
Nous passons souvent notre samedi saint à préparer le lendemain. Nous sommes en cuisine, nous prévoyons une belle chasse aux œufs, une tenue de fête...
Pour une fois, laissons-nous quelques heures pour vivre le deuil du Christ, pour pleurer sur son corps inanimé. Pour nous laisser émouvoir devant cette Croix dépouillée. Laissons le silence établir son règne pour nous laisser pénétrer plus encore par le mystère de la Croix.
Car si nous nous laissons pénétrer par le mystère de la Croix, nous serons plus sensibles encore à la gloire de la Résurrection.
Comments