Nous connaissons tous cette chanson, le « Blues du business man », de Claude Dubois, vieille chanson des années 80, et si nous savons la fredonner, c'est, il me semble, parce qu'elle titille chez certains de nous cette part de regret, d'envie, de mélancolie... En tous cas, tel est parfois mon cas, lorsque les talents des autres me sautent aux yeux et qu'en revanche ma fibre artistique me semble bien ténue... Alors sommes-nous tous appelés à être artistes ou non ?
Pas tous artistes, hélas...
Déprimée tout d'abord par le constat que, eh oui, je ne serai ni la nouvelle Camille Claudel, ni le successeur de Mozart, j'ai compris que la première attitude à essayer d'adopter était bien sûr l'humilité : reconnaître que nous ne sommes pas tous égaux sur le plan artistique et que certains de nous ont des talents plus prononcés. En cette époque où l'on veut souvent faire croire que la beauté n'est pas la finalité de l'art, il est parfois facile pour chacun, au détour de 3 notes assemblées ou de 3 taches colorées, de penser qu'être un artiste est à la portée de tous et que la renommée qui semble consacrer l'artiste n'est qu'une question de chance, de relations, de charisme... Alors ce que je voudrais proposer ici, par ces quelques lignes, ce n'est pas de s'inventer artiste avec prétention et médiocrité, non, mais d'être ouvert à la beauté et, en cela, de contribuer, lors même qu'on n'a pas un talent unique, à rendre notre monde, nos âmes et notre façon de vivre plus artistiques.
Admirer et partager
La première astuce qui permet d'échapper à l'envie, à la comparaison et à la dévalorisation est de réussir à dire : « Bénis soient les artistes ! » plutôt que « j'aurais voulu être un artiste». Savoir admirer, contempler les talents des autres, recevoir de leur talent et le partager. Reconnaître que l'art est un don et s'émerveiller de la mise en œuvre de ce don chez les personnes qui nous entourent et chez tous les grands artistes du passé comme du présent.
Si avec Saint Jean-Paul II, nous considérons que « toute forme authentique d'art est, à sa manière, une voie d'accès à la réalité la plus profonde de l'homme et du monde. », alors hâtons-nous de partager aux autres nos découvertes artistiques. Dans cette époque où les «partages» font partie de la vie sociale virtuelle, sommes-nous, par exemple, aussi enclin à partager la beauté que l'indignation, que telle pétition, tel titre d'article choquant, tel sondage.. ?
Cela est moins facile et plus intime d'envoyer à son réseau WhatsApp un extrait d'un opéra, une capture d'écran d'un tableau, d'une photo, ou encore une playlist de Vivaldi... Et pourtant, si nous ne sommes pas nous-mêmes artistes, ne pouvons-nous pas contribuer à notre petite échelle par ces petits partages à l'embrasement de beauté dont notre monde a besoin ? Tant pis si nous passons pour des illuminés, des ravis de la crèche! Cela n'est pas grave, rien ne vaut la dilection que cela pourra avoir créé avec ne serait-ce qu'une personne, rien ne vaut la mise en confiance et la gratitude éprouvées par l'artiste dont nous aurons dévoilé le talent, qui se sentira encouragé à approfondir sa vocation, rien ne vaut l'élan du cœur qui nous aura poussés à ne pas vouloir garder pour nous ce qui a éclaboussé notre journée de beauté...
J'ai découvert récemment une chronique de Blanche Streb sur RCF où elle partageait avec enthousiasme l'initiative du maire de Saint-Dizier de remplacer les panneaux publicitaires par des œuvres d'art avec une campagne nommée « La beauté sauvera le monde », pour « éclairer notre âme ». Cette petite chronique écoutée ce jour-là m'a donné poésie et espérance, de manière totalement gratuite. Merci à ceux qui savent partager la beauté, ici ce maire et Blanche Streb, qui se font les hérauts du beau de manière toute simple.
(à écouter ici : https://rcf.fr/la-matinale/des-oasis-de-beaute)
Vivre artistiquement
Enfin, après avoir reconnu humblement que notre vocation n'est pas celle d'artiste au sens propre du terme (sans fausse humilité car bien sûr certains sont de vrais artistes et ont le devoir de faire fructifier leur talent), après avoir exploré la joie du partage de ce que d'autres créent, il est possible de vivre artistiquement, lors même qu'on n'est pas un virtuose ou un poète de renom :
« Tous ne sont pas appelés à être artistes au sens spécifique du terme. Toutefois, selon l'expression de la Genèse, la tâche d'être artisan de sa propre vie est confiée à tout homme : en un certain sens, il doit en faire une œuvre d'art, un chef-d'œuvre.»
Saint Jean-Paul II, Lettre aux artistes, 4 avril 1999
Notre regard peut devenir l'outil de notre art. Ainsi regarder ce qui nous entoure avec des yeux d'artistes, c'est à dire à l'affût de la beauté, peut être à la portée de tous. Christian Bobin, poète, donne l'exemple : « J'ai cueilli du houx dans la forêt et j'en ai ramené quelques branches chez moi comme on emporte dans son cœur une parole tranchant par son amour, vert et rouge, sur toutes les paroles entendues au cours des jours sans grâce. » (Ressusciter).
Devenons des artistes par ces petits détails, au détour d'une promenade, comme Bobin, à l'occasion d'un simple dimanche, par une table bien dressée, au détour d'une conversation, par un mot choisi avec soin, joli, juste, nuancé, par une marque de tendresse authentique... Van Gogh disait lui-même:
"Il n'y a rien de plus réellement artistique que d'aimer les gens."
Saint Jean-Paul II demandait aux femmes d'être des « sentinelles de l'invisible » (15 août 2004), peut-être que mettre nos vies au diapason de toute beauté est une manière de répondre à cette mission qu'il nous a confiée... Avoir une âme d'artiste, c'est quitter l'utile pour l'inutile, le rendement pour la gratuité, la rigidité pour la fantaisie, le tape à l’œil pour le détail, le contrôle pour l'émotion, la fatalité pour l'espérance... Car enfin, il semblerait bien que cette poursuite de beauté aille de pair avec l'espérance, dans la patience, comme l'exprime Rilke :
« Être artiste, c'est ne pas compter, c'est croître comme l'arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste confiant, aux grands vents du printemps, sans craindre que l'été puisse ne pas venir. »
Lettres à un jeune poète
Alors surtout aujourd'hui, où nos âmes sont lassées, parfois fâchées avec l'espérance, renouer avec l'art, bénir les artistes, s’intéresser à l'art et affûter en nous un regard d'artiste peut être une fenêtre pour respirer et s'enthousiasmer car « Les hommes d'aujourd'hui et de demain ont besoin de cet enthousiasme pour affronter et dépasser les défis cruciaux qui pointent à l'horizon. Grâce à lui, l'humanité, après chaque défaillance, pourra encore se relever et reprendre son chemin. C'est en ce sens que l'on a dit avec une intuition profonde que «la beauté sauvera le monde». La beauté est la clé du mystère et elle renvoie à la transcendance. Elle est une invitation à savourer la vie et à rêver de l'avenir. »
(Saint Jean-Paul II , Lettre aux artistes, 4 avril 1999)
Et Benoît XVI d'insister :
« Qu'est-ce qui peut redonner l'enthousiasme et la confiance, qu'est-ce qui peut encourager l'âme humaine à retrouver le chemin, à lever le regard vers l'horizon, à rêver d'une vie digne de sa vocation sinon la beauté ? Chers artistes, vous savez bien que l'expérience du beau, du beau authentique, pas éphémère ni superficiel, n'est pas quelque chose d'accessoire ou de secondaire dans la recherche du sens et du bonheur, car cette expérience n'éloigne pas de la réalité, mais, au contraire, elle mène à une confrontation étroite avec le vécu quotidien, pour le libérer de l'obscurité et le transfigurer, pour le rendre lumineux, beau. Une fonction essentielle de la véritable beauté, en effet, déjà évidente chez Platon, consiste à donner à l'homme une "secousse" salutaire, qui le fait sortir de lui-même, l'arrache à la résignation, au compromis avec le quotidien, le fait souffrir aussi, comme un dard qui blesse, mais précisément ainsi le "réveille", en lui ouvrant à nouveau les yeux du cœur et de l'esprit, en lui mettant des ailes, en le poussant vers le haut. (...)
La beauté frappe, mais précisément ainsi elle rappelle l'homme à son destin ultime, elle le remet en marche, elle le remplit à nouveau d'espérance, elle lui donne le courage de vivre jusqu'au bout le don unique de l'existence. »
Discours du 21 novembre 2009
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