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Photo du rédacteurÉtienne D

L'Eutrapélie... vertu de la détente

On n’a pas trop l’habitude d’associer le mot vertu (qui veut dire force) avec la détente. Là où l’on attendait l’effort et la discipline, on trouve en fait le délassement et l’invitation à une certaine légèreté. De plus, la détente et son corollaire, le divertissement, n’ont pas toujours eu bonne presse.

Pascal dans ses Pensées est connu pour consacrer plus d'une ligne au divertissement, ou plus précisément à l’un de ses aspects. Pascal y dénonce le divertissement comme fuite, en tant qu’il sert à esquiver la contemplation des fins dernières, telle une frénésie qui, bien loin de détendre et de reposer, vise au contraire à entretenir une occupation permanente, justement dans le but d’échapper au sentiment de néant devant les questions existentielles. Le divertissement comme diversion. Ainsi décrit-il le caractère d’addiction que prennent notamment trois grands phénomènes de son temps: la chasse, la guerre, le jeu.

En réaction inverse, il peut être difficile parfois de s’autoriser un moment de détente, notamment par la peur qu’aurait le chrétien de relâcher son esprit dans ce qu’il ou elle croit être une suspension comateuse et artificielle de l’état de veille et de vigilance spirituelles qui lui est demandé. Sans cesse cette personne a, consciemment ou non, à l’esprit que « le monde est en feu » comme le note sainte Thérèse d’Avila, et que par conséquent ce n’est pas le moment de démobiliser son esprit ni rétrograder de préoccupations pour s’adonner à de l’éphémère et du futile, un gaspillage du temps qui devrait être employé à l’intercession perpétuelle. Ce serait au mieux de l’insouciance, au pire une démission, un abandon de poste, une trahison : une forme larvée de péché par omission. Hélas, si elle a conscience d’être appelée à devenir un autre Christ, elle ne se rend plus compte qu’elle essaie d’être aussi Sauveur du monde, à elle toute seule.

Pourtant, cette personne devrait savoir que la même Thérèse, Docteur de l’Église, fut un monument de pragmatisme, et aussi réputée pour sa gaieté et son entrain.

Avocate des récréations au couvent et du bon dosage du sommeil, on la trouve aussi les jours de fête en train de danser ou de jouer des castagnettes. Fougueuse et méthodique, mystique et en même temps singulièrement équilibrée, elle savait qu’il y a un temps pour tout : « Quand il y a des cailles, je mange des cailles ; et quand c’est le temps de la pénitence, je jeûne ! »

D’ailleurs, le chrétien qui agit aussi impitoyablement fini (ou pas) par se rendre compte que quelque chose cloche de façon récurrente. Loin de s’affermir par sa sollicitude d’astreinte, sa charité envers le Prochain commence à battre de l’aile. Il supporte de moins en moins de voir les autres s’amuser. Effet kiss-cool. Outre qu’il est tenté de les mépriser à cause de la liberté décomplexée qu’eux s’accordent pour se divertir en toute impunité, il envie en même temps leur joie et leur insouciance. En fait, il ne se sent pas libre, et réalise qu’il contrarie un besoin essentiel de repos.

Souvenons-nous, les vierges sages et les vierges folles ne s’endorment-elles pas pareillement (Mt 25:5) lorsque l’époux tarde à arriver? Cependant la différence tient à ce que les vierges sages ont au préalable prévu suffisamment d’huile pour leurs lampes...

Mais au juste, quelle est-elle donc, cette détente dont il est question ?

Un besoin vital...

La chose est en fait assez logique. L’homme outre son corps, possède aussi un esprit rassemblant ses facultés. Il n’échappe à personne que le corps fatigué a besoin de repos. Cela paraît même la chose la plus naturelle du monde, bien que peu réalisent que c’est de fait un besoin aussi fondamental que boire et se nourrir, et pas une variable d’ajustement. À tel point que c’est un état de faiblesse auquel même les tyrans et paranoïaques ne peuvent échapper, forcés de remettre leur sécurité à d’autres en ce laps de temps implacable.

De manière analogue, les facultés de l’esprit ont elles aussi besoin de se reposer selon un mode qui leur est propre. Voici en effet ce qu’en dit saint Thomas d’Aquin dans sa Somme théologique :

« [...] l'âme, même intellectuelle, se sert de facultés qui agissent par les organes du corps. Or il s'agit de biens sensibles qui sont connaturels à l'homme. C'est pourquoi, quand l'âme s'élève au-dessus des réalités sensibles pour s'appliquer aux oeuvres de la raison, il en résulte une fatigue psychique [...] » [IIa, IIae, Q168, a2]

Et le Docteur Angélique poursuit :


« Le repos de l'âme, c'est le plaisir [...]. C'est pourquoi il faut remédier à la fatigue de l'âme en s'accordant quelque plaisir, qui interrompe l'effort de la raison. Dans les Conférences des Pères on peut lire que S. Jean l'Évangéliste, comme certains s'étaient scandalisés de l'avoir trouvé en train de jouer avec ses disciples, demanda à l'un d'eux qui portait un arc de tirer une flèche. Lorsque celui-ci l'eut fait plusieurs fois, il lui demanda s'il pourrait continuer toujours. Le tireur répondit que, s'il continuait toujours, l'arc se briserait. S. Jean fit alors remarquer que, de même, l'esprit de l'homme se briserait s'il ne se relâchait jamais de son application.

Ces paroles et actions, où l'on ne recherche que le plaisir de l'âme, s'appellent divertissements ou récréations. Il est donc nécessaire d'en user de temps en temps, comme moyens de donner à l'âme un certain repos. »

Et c’est ici qu’intervient notre fameuse vertu d’Eutrapélie, au sujet de laquelle on trouve depuis pas si longtemps tout plein d’articles intéressants. Il s’agit au départ d’une notion tirée d’Aristote et signifiant « enjouement ». Elle se dit d’une personne capable de transformer les paroles et les actes en délassement, tout en gardant la bonne mesure dans ses jeux et divertissements. Par ce fait même, saint Thomas rattache l’Eutrapélie à la vertu de Modestie.

L’histoire nous livre à cet égard de nombreux et savoureux exemples de saints particulièrement inventifs, joueurs et plein d’humour. « Un saint triste est un triste saint » disait saint François de Sales, une formule qu’il lui aura probablement été inspirée par son passage chez les Oratoriens.

Saint François de Sales en l’occurrence était réputé pour son sens de l’humour dont il colorait sa charité, et avec lui on trouve d’autres saints dont les anecdotes, traits d’esprit et autres fioretti sont particulièrement réjouissants : Thérèse d’Avila, Philippe Néri, Thomas More, François d’Assise, Don Bosco, Jean XXIII... Ne l'oublions pas, l'humour est un talent reçu, et pas des moindres...


Et saint Thomas va jusqu'à ajouter : « Or ceux qui refusent le jeu “ne disent jamais de drôleries et rebutent ceux qui en disent”, parce qu'ils n'acceptent pas les jeux modérés des autres. C'est pourquoi ceux-là sont vicieux, et on les appelle “pénibles et mal élevés”, avec Aristote. »

Pour que le délassement reste une bonne chose, il doit cependant éviter certains écueils.

Le premier est de ne pas chercher le plaisir dans les actes et paroles honteuses ou nocives. Ainsi selon Cicéron des plaisanteries grossières, insolentes, déshonorantes et obscènes. Le génial C. S. Lewis, dans son classique Tactique du diable, rapporte les lettres du vieux diable Screwtape à son jeune tentateur de neveu Wormwood. Dans une page d’anthologie, il traite plus particulièrement du rire et de l’humour, et de comment le pervertir au profit du mal. Ainsi, outre les blagues vulgaires (qu’il a passé des heures assommantes à analyser, le diable méprisant la chair comme la bêtise), il attire l’attention de son apprenti sur le plus vicieux et le plus efficace de ses détournements, l’ironie.

« Mais l’ironie est ce qu’il y a de meilleur. [...] Entre gens ironiques, la plaisanterie est toujours sous-entendue. Personne ne fait vraiment de blagues, mais chaque fois qu’ils abordent un sujet sérieux, on a l’impression qu’ils y ont déjà trouvé un aspect ridicule. [...] Elle est aux antipodes de la joie ; elle tue l’esprit au lieu de l’aiguiser ; et elle ne crée aucun lien d’affection entre ceux qui la pratiquent. »

Outre cet aspect, de même, relève saint Thomas, ne faut-il pas que la gravité de l’âme se dissipe totalement, mais que son état tienne une harmonie et une certaine cohérence. On sent d’ailleurs lorsque l’on passe de manière fluide d’un état de détente à celui d’attention et de recueillement, et lorsque le passage est beaucoup plus chaotique, nécessitant de « se calmer » d’abord de son état de détente, qui bien souvent équivaut à son contraire, l’excitation.

Enfin faut-il veiller à ce que le moment choisi et la nature du divertissement conviennent aux circonstances : convenance de personnes, de temps, de lieu. De manière analogue, le moment privilégié pour le sommeil est plutôt la nuit, et le lieu privilégié est plutôt le lit. À ceci s’ajoute toutefois la dimension parfois sociale du divertissement lorsqu’il est partagé, auquel cas il est souhaitable que ce soit approprié pour tous.

Détente... et repos

Le repos des membres et la détente se complètent, mais la seconde est dépendante du premier car étant parfois demandeuse d'énergie lorsqu'elle prend la forme du loisir. On se « défoule », on part faire du footing, de l'escalade, de la natation ou du vélo pour se « vider la tête ». Ultimement, on en revient quand même au dodo. « Go to bed in good time, and you are already a saint » disait saint John Henry Newman.


Plus étonnant, le Pr. Pascal Ide note que paradoxalement le travail peut offrir un certain repos tandis que la détente peut être plus fatigante qu’autre chose (et il souligne au passage le caractère ambigu de ce terme, qui a pour antonyme « tension » plus que la fatigue du labeur intellectuel). Par ailleurs, chez tel autre auteur trouve-t-on également une distinction entre les loisirs et la détente, les premiers pouvant avoir un caractère de divertissement mais nécessitant un certain investissement de l’esprit et parfois du corps (réparé par le sommeil), et relevant d'une démarche de culture personnelle (comme lire ce blog), tandis que la seconde vise le délassement exclusif. Cette distinction prend d’ailleurs de plus en plus de sens lorsque l’on arrive au point où Bernanos note dans La Liberté, pour quoi faire? : « Dans le paradis des machines, les loisirs seront plus épuisants que le travail, c’est le travail qui reposera des loisirs. » Hélas, plusieurs fois me suis-je surpris à penser au cours des vacances d’été à ce qui n'était qu'à moitié une boutade : « vivement les grandes vacances de l’année prochaine ! »

Le travail quant à lui peut quelquefois, nous dit le Pr. Ide, offrir un repos intérieur dans le sentiment d’accomplissement qui nous envahit à l’achèvement d’une tâche et à la récolte de son fruit. Apaisement et satisfaction nous apportent une plénitude reposante, qui doit aussi nous élever à l’action de grâce.

L’activité offre aussi ce repos quand elle est offerte, quand elle est temps donné (à sa famille, ses enfants, son prochain), auquel cas il jaillit gratuitement par surcroît et nous laisse l’esprit et le cœur apaisés. « Ma nourriture, c’est de faire la volonté de Mon Père » [Jn 4:34] témoigne le Christ. Ce qui refait les forces de Jésus, c’est d’agir pour l’Amour de Son Père. Mais le Seigneur est aussi plein de sollicitude envers ses disciples qu’Il accueille ainsi à leur retour de mission : « Venez à l'écart dans un endroit désert, et reposez-vous un peu. » [Mc 6:31]


Et si vous souhaitez savoir avec quelle application il convient de se reposer, je vous laisse méditer ces quelques mots tirés de l'ouvrage Lui et Moi :

« [...] Quand tu mets de l’ordre dans ta maison, pense que c’est Ma Maison, tu la feras plus belle. Quand tu prépares ton repas, pense que c’est en Mon honneur. Et quand tu reposes ton corps, pense que c’est Mon Corps, Mon amie, et c’est la vérité, car tout ce qui est à toi est d’abord à Moi, n’est-ce pas ? »


Dieu s'est reposé le septième jour, et a sanctifié ce jour. Notre temps industrieux a oublié la valeur anthropologique fondamentale du repos. Il s'abîme dans l'affairement fébrile, dans le même tourbillon que le divertissement pascalien, et nous coupe du silence des sens, prélude au silence intérieur.

C'est pourquoi repos et sanctification sont si liés, et que Dieu en a fait un précepte pour le peuple hébreu dans le jour du shabbat.

Le jour du shabbat, on ne s’éloigne pas au-delà de quelques centaines de mètres de chez soi, on ne voyage pas, on ne porte pas d’argent sur soi, on ne parle pas business, on fait mijoter les plats préparés la veille et on parle des choses de Dieu. C’est le jour de la re-Création où celle-ci est renouvelée dans le repos et rendue à Dieu par la sanctification du jour. Les Juifs observant le shabbat visent à atteindre cette disponibilité si complète de l'âme et du corps que certains vont jusqu’à éviter la plus petite tâche servile comme allumer l’électricité. Certains rabbins disent que si l’on arrivait à respecter jusqu’au bout deux shabbats de suite, ce seraient déjà les temps messianiques.

Si grande est ce renouvellement en profondeur que l'on a pu entendre « la première moitié de la semaine on vit encore du shabbat précédent, et la seconde moitié on vit déjà du prochain shabbat ». Un ami juif, devenu prêtre après avoir rejoint l'Église, me confiait que si une chose du judaïsme lui manquait, c'était cette expérience du shabbat. Voilà une interrogation pour les chrétiens... que faisons-nous parfois de notre dimanche? Est-il lui aussi une variable d'ajustement?...


En fin de compte comme en premier lieu, laissons-nous inspirer par Celui qui fut le premier à se reposer, et même à se détendre, n'est-Il pas en effet « le Seigneur Dieu qui se promenait dans le jardin à la brise du jour. » [Gn 3:8]



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