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Photo du rédacteurÉtienne D

La Belle et la Bête

Ou la rédemption de la machine par la figure féminine

 

L’être humain est une créature profondément relationnelle. Nous l’allons voir tout à l’heure. Il n’aime rien tant que de retrouver un semblable. On le voit bien dans la Genèse, Dieu amène à Adam tous les animaux pour qu’il les nomme, mais ce dernier ne trouve parmi eux aucun vis-à-vis qui lui corresponde. Dieu donc crée la femme qui pour le coup va rééquilibrer définitivement ce manque.

Depuis lors, semble néanmoins subsister dans le cœur de l’Homme une propension à anthropomorphiser tout ce qui l’entoure. Est-ce un désir de rendre toujours davantage hospitalier son environnement? Un désir d’approfondir sa communion avec le cosmos? De pouvoir sympathiser aussi bien avec le nuage et le monolithe, avec le lapin de garenne et le cocotier qu’avec la théière ou le pain d’épice? C’est l’objet de cette petite réflexion, que je préfère appeler divagation, car il s’agit plus de parler poésie que théorie, fantaisie plutôt qu’analyse, autour de ce postulat : l’Homme cherche partout le visage de son semblable.

À partir de là, on pouvait donc s’attendre à ce que les artefacts issus de la Révolution Industrielle et tout ceux qui apparurent par la suite subissent tôt ou tard ce processus d’anthropomorphisme, sur un mode d’autant plus pressant que leurs disproportions inédites et leurs dehors souvent disgracieux appelaient une rédemption urgente. Une rédemption qui quelque part bénéficierait aussi à l’Homme, celui-ci ayant besoin d’exorciser sa toute-puissance nouvellement décuplée.

Mais ce n’est pas tout. Cette boulimie soudaine dans la conception de machines à partir de l’époque moderne, faisant appel à une main-d’œuvre massive, s’est par le fait même constituée comme un univers de production particulièrement masculinisé, tant dans son personnel que dans son mode de pensée et donc de rapport au monde : scientifiques, ingénieurs, métallurgistes, chaudronniers, techniciens de toute sorte, sans oublier les mécanos et pilotes d’essai ; autant de métiers sollicitant particulièrement des aspects caractéristiques du mode d’être et d’agir de l’homme : l’abstraction, la transformation, l’exploration.

Dans ce rude univers de l’homo faber, l’homme sentit à nouveau, telle une antique brèche, que parmi tous ces automates il ne trouvait pas son vis-à-vis.

Il ne suffisait pas pour l’apprivoiser de nommer la machine. Il ne suffisait pas non plus de lui donner un nom masculin. En effet, un rapport complexé se serait alors créé entre la machine et son inventeur. Une machine "masculine" dégage quelque chose qui tient soit du despote, soit du rival, soit de l’esclave, mais jamais de l’égal ou du partenaire, et encore moins du vis-à-vis.

Alors alors, vous me voyez venir avec ma théorie. Dès que cela se pouvait, l’homme s’est spontanément tourné vers des prénoms féminins : apaisants, maternants, familiers. Le rapport de l’homme à sa machine ainsi baptisée s’en trouve comme inconsciemment transfiguré. Ce n’est plus un monstre qu’il a en face de lui, mais une amie, une compagne, une muse, une big mama, ou encore une diva, une amazone, une danseuse étoile ; un être humanisé parce que subitement auréolé de féminité et donc de mystère... Il n’y a plus de dysfonctionnements, de problèmes, de violence, d’inadaptation, mais des caprices, des humeurs, du caractère, de la fragilité... On courtise la machine, on la bichonne, on l’encourage, on lui parle, on la rassure. On s’enthousiasme quand elle est ardente, on s’inquiète quand elle est malade, on se résigne quand elle résiste, on pilote à tâtons, on admet le mystère, on reconnaît parfois qu’on n’a pas eu le geste assez délicat.

Je ne développerai que quelques exemples pris au hasard pour illustrer ce propos.

Ainsi, connaissez-vous Federica, Gaïa, Magaly, Solenne, Virginie, Nolwenn?... que peut bien cacher cette étrange énumération?...

Il s’agit en réalité de quelques uns des tunneliers qui creusent actuellement sous les Alpes ou sous les villes d’Île-de-France, pour ménager un passage aux lignes ferroviaires du futur. Lourds de plusieurs milliers de tonnes, hauts comme des maisons de trois étages, longs comme des cargos, dotés de dents impitoyables en carbure de tungstène et progressant dans les profondeurs de la terre, rien a priori ne prédispose ces monstres à recevoir de tels petits noms.

Le fait est que, pour honorer une tradition de la corporation des Mines remontant au XIXe siècle, le colosse est placé sous la protection d’une marraine, qui le baptise avec du champagne, comme on ferait pour un navire. Ce baptême féminin entend signifier et incarner l’invocation qui est alors faite à Sainte Barbe, patronne et protectrice notamment des artificiers, et par extension de ceux qui manipulent les explosifs, dont les mineurs et les ouvriers qui travaillent en sous-sol. Une statue de la Sainte veillait sur eux dans l’oratoire d’une alcôve souterraine lors de la percée épique du Tunnel sous la Manche. Idem pour le percement du Grand Paris, où conformément à la tradition, la statue est bénie par un prêtre, tout comme la gigantesque roue de coupe du tunnelier.


Les marraines sont de tout âge et pas forcément sélectionnées au sein de l’équipe du projet. Telle bonne fée est une petite fille de 10 ans, telle autre la fille d’un membre du chantier disparu au terme d’une longue maladie... D’autres encore sont marraines mais choisissent un nom différent pour leur filleule mécanique : Gaïa, Elaine, Catherine, Rosali, Lilorasa...

Et puis il arrive que les tunneliers changent de marraine en cours de route, et donc de nom. Ainsi, on voit Magaly rebaptisée Yolène après avoir achevé son premier tronçon.

Ainsi, la machine à creuser devient compagne de voyage dans ce milieu inhospitalier que sont les fondements de la pierre, elle devient présence, avant-garde farouche dans la roche, cocon protecteur pour les ouvriers...


Cet exemple est éloquent, mais on peut disserter longuement sur d’autres monstres d’acier ; Alice, l’imposante passerelle piétonne qui franchit le maelström du chantier de la gare de Clamart, doit son nom à une petite fille délogée à cause des travaux préparatoires. Elle lui doit aussi sa couleur, ce bleu schtroumpfette improbable et autrement inexplicable (cela dit je soupçonne l’architecte de lui avoir présenté un nuancier truqué). Mais la petite voulait bleu, car « c’est la couleur du ciel ! ». Vœu émouvant pouvant seul naître de l’émerveillement et l’intuition évidente qu’a des idéaux cosmiques un cœur d’enfant. Un petit nuage blanc de cursives naïves et joyeuses affiche son prénom sur les longerons massifs de la passerelle.

Le chantier étant programmé pour longtemps, qui sait ce qu’éprouvera Alice devenue jeune fille lorsqu’elle tournera le regard vers cet étrange joujou d’acier? C’est comme Nolwenn, élève de CM2 qui va accompagner son canasson de tunnelier pendant plus d’un an, et grandir avec lui.

Dans tous les domaines, on retrouve cet hommage au féminin, l’hommage se transmutant jusqu’à la personnification. On retrouve la femme par exemple dans le nose art des bombardiers de la Seconde Guerre Mondiale, qui sont renommés d’après les motifs de pin-up qui leur servent de figure de proue : Memphis Belle, Miss Charlotte, Enola Gay. On en voit même de nos jours sur les avions civils du groupe Virgin.

Les exemples sont encore nombreux ; on ne recule ni devant le gigantisme de l’artefact, ni devant sa puissance, ni même devant son caractère destructeur ; la fusée Ariane succède à la Grosse Bertha...

Et que dire des navires? Le marin, l’explorateur, le pêcheur, le guerrier, pouvaient-ils se risquer sur les flots, laissant leur belle au port, sans opérer une sorte d’identification de leur embarcation au vis-à-vis féminin? Ainsi, on allait s’aventurer à deux, dialoguer, prendre soin l’un de l’autre. La chaloupe, la goélette, la frégate, la nef tout entière devient ce berceau qui garde en vie, cette alcôve maternelle qui protège au cœur des mers.

Les anglais ne s’y sont pas trompés en accordant à ce seul objet un genre féminin dans leur langue : « Take her to sea, Mr Murdoch ! ».


Avec de l’imagination, la marine à voile en particulier déploie un puissant attirail d’images que l’on peut associer au corps féminin, comme un Cantique des Cantiques neptunien.

Tout est de courbes et de cambrures ; voici d’abord le geste caressant qui dessine la tonture: depuis la poupe coquette avec ses fanaux comme parure, jusqu’à la guibre tulipée maintenue par le diadème de ses herpes et jottereaux ; le frégatage dessine la forme harmonieuse des hanches, auxquelles l’ondulation de la coque alternant arc et contre-arc donne un aspect organique et vivant. L’écume et les vagues accompagnent la carène à la ligne de flottaison comme un galon de dentelle qui danse. Depuis la lombaire de l’étambot jusqu’au sourire de l’ancre et à la figure de proue (souvent féminine), tout est forme et geste.

Et si on porte le regard plus haut, c’est pour contempler la silhouette gracile des mâts et vergues effilés, la taille de guêpe des haubans corsetés sous les hunes, la caténaire des bouts festonnant le gréement. Et voici encore le poitrail gonflé des voiles, délicat épiderme ventre-de-biche sur la robe sombre de la coque ligneuse...

Les navires modernes sont un peu moins inspirants, même si l’on peut en cherchant trouver des réminiscences fortes de symboles. La gorge évasée de la proue avec les mamelles saillantes de ses écubiers, les hanches larges, le tableau arrière bien arrondi et le ventre démesuré de la matrice totémisée... Les coquetteries sont plus rares ; seules les corolles claires des hélices aux pétales joyeuses et les broches des ancres viennent parer ce corps brut et tout d’exagération cubiste. Les membres courtauds des ailerons de passerelle parachevant ce tableau, on peut dire ainsi que le cargo se rapproche plutôt des représentations d’un idéal féminin rencontré dans certains arts primitifs.

Quittant la marine pour la côte, je ne pouvais conclure sans adresser un hommage tout spécial à Simone Hérault, la « voix » de la SNCF depuis des années, et qui contribue dans l’inconscient collectif à envelopper d’un nimbe de bienveillance maternelle le chanfrein sévère de ces chevaux rutilants que sont les TGV, consciencieusement alignés en rang dans leurs box.

Oui, l’exclamation d’Adam devant Ève n’a pas fini de résonner à travers les siècles, cherchant un écho dans toutes les œuvres de l’homme. Il n’est pas fait pour être seul, mais pour être en communion, si possible jusqu’à embrasser tout le cosmos ! Son aptitude à projeter sur la nature et les objets la figure d’un être humain, et plus spécialement de la femme, est à double sens, dans un aller-retour dynamique. Ainsi, il peut à l’inverse puiser surabondamment dans les images de la nature pour décrire sa bien-aimée. Peut-être est-il d'ailleurs d’autant plus tourné vers celle-ci, qu’il reconnaît en elle, sans se l’exprimer, toute la bonté et la beauté du cosmos, transfigurées, et pour reprendre les mots de Nicole Échivard, « devenue[s] en son corps féminin beauté personnelle, et don conjugal, et nourriture substantielle ».


1 commentaire


AloyseDL
AloyseDL
13 mai 2020

Merci mille fois pour cet article très intéressant et beau. Je suis très touchée par la façon dont vous parlez de la transcendance du rapport de l'homme à la technique par le biais du féminin... Je suis aussi particulièrement inspirée par votre paragraphe sur les navires. Travaillant moi-même dans le domaine maritime, je confirme que les marins ont toujours attribué à la mer et aux navires de nombreux attributs féminins. Chaque navire a également une marraine (ma maman a eu la chance d'être la marraine de 3 bateaux au cours de sa vie- ce fut pour elle un immense honneur et une chance incroyable). Le jour du baptême, après une longue cérémonie, la marraine lance une bouteille de champagne sur…

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