En 1898, paraît en France un petit livre de spiritualité, Histoire d’une âme, qui fait bientôt connaître son auteur dans le monde entier. La petite Thérèse, sa vie courte mais extraordinaire, sa mort dans une telle odeur de sainteté que les pèlerinages se succèdent déjà… Tout le monde veut la connaître, voir les lieux de sa vie, Lisieux devient bientôt un grand sanctuaire.
La femme dont je voulais vous parler aujourd’hui n’est pas connue dans le monde entier. Elle n’a pas vu la Vierge lui sourire, elle n’est pas entrée au Carmel au sortir de l’enfance, elle n’est pas morte à vingt-quatre ans entourée de tous les siens. Léonie est une femme toute simple, si humble qu’elle peut être une inspiration pour toutes celles qui se sentent perdues, qui se voient tomber, pour qui la sainteté peut paraître trop grande, trop impressionnante pour nos petites épaules humaines. Léonie Martin est l’une des premières à avoir suivi, avec sa petitesse, la « petite voie » que sa sœur avait tracée.
Cinq filles et des saints parents
Dans son enfance, on l’appelait « Pauvre Léonie ». Car au milieu de Marie, Pauline, Céline et Thérèse, la petite troisième des saints époux Louis et Azélie Martin apparaît comme une enfant si sensible, si compliquée, si butée que l’on ne sait jamais comment la prendre.
Léonie est née à Alençon le 3 juin 1863. Excepté Céline, les quatre enfants qui la suivent, Joseph, Jean-Baptiste, Hélène et Mélanie-Thérèse rejoignent vite ce Ciel dont parlent tant papa et maman, et où sont déjà deux sœurs aînées. Elle-même de santé fragile, Léonie, très sensible, est marquée par ces décès successifs dans sa prime enfance.
A la maison, « la foi n’est pas un concept, elle s’exprime en actes et en paroles dans la vie quotidienne » (Dominique Menvielle). Louis, horloger, et Azélie, dentellière de ce point qui fait la réputation d’Alençon, forment un couple solide et amoureux, d’un amour fort car il s’ancre en Dieu. Ils combleront tous leurs enfants d’une grande affection dont leurs filles parleront toujours avec émotion. Face aux difficultés que rencontre Azélie avec sa petite Léonie, celle-ci se tourne souvent vers sa sœur, Marie-Dosithée, visitandine, qui sera toujours de bon conseil.
« Pauvre Léonie »
Si elle sait être charmante, elle paraît si indisciplinée que l’on renonce à mettre Léonie à l’école. Lorsqu’elle a cinq ans, Louise Marais, la bonne de la maison, entend « mâter » Léonie. Voulant bien faire, elle la brutalise pour la faire obéir. Bientôt, à l’insu de tous, seule Louise peut se faire obéir de Léonie, à la fois fascinée et terrorisée par la bonne.
Azélie est décontenancée par sa fille, fragile, émotive, désobéissante. Elle ne peut aller en pension comme ses aînées, de graves crises d’eczéma se déclenchent à chaque éloignement de son foyer. En 1874 enfin, Léonie est toute fière de pouvoir intégrer la pension de Marie et Pauline, et auprès de tante Marie-Dosithée elle fait de grands progrès. La tante religieuse a compris que Léonie est si sensible que c'est avec la plus grande douceur qu'on peut tout obtenir d’elle. Léonie, qui a onze ans, affirme dans ses lettres sa volonté d’être gentille.
Mais bientôt l’hyperactive Léonie est renvoyée chez elle, en groupe elle ne parvient pas à se discipliner. Azélie ne désespère pas de sa « pauvre Léonie », et a confiance en ce que lui dit Marie-Dosithée : Léonie sera une sainte.
Orpheline
Léonie n’est pas dévote, elle a beaucoup de difficultés à prier, et préfère de loin quand sa maman lui raconte la vie de Jésus ; souvent elle en pleure d’émotion. Elle a bon cœur, mais lorsqu’elle est butée sur quelque chose, il est impossible de lui faire changer d’avis. En 1877, tante Marie-Dosithée est mourante. Dans une famille où tous voient la mort comme les retrouvailles avec le Père du Ciel, Léonie demande à sa tante que Dieu fasse naître en elle la vocation religieuse. Personne ne croit à cette vocation, mais Léonie tient à en faire part à Marie-Dosithée qui avait eu tant de bontés pour elle : elle veut être religieuse, et être une sainte.
Après la mort de Marie-Dosithée, le 24 février 1877, Léonie change, et abandonne peu à peu ses mauvaises habitudes. C’est alors qu’Azélie se rend compte de l’ascendant toxique de Louise, la bonne, sur Léonie. Azélie consent à garder la bonne, mais désormais celle-ci a interdiction de parler à Léonie, qui devient chaque jour plus douce et plus affectueuse avec sa maman.
Azélie, épuisée par son cancer, sait ses jours comptés. De retour de Lourdes où elle est allée avec les deux aînées et Léonie, Azélie s’alite et se prépare à rencontrer son Créateur. Léonie souffre tant de voir sa mère ainsi, elle se sent inférieure aux membres de sa famille, toutes si bonnes et si pieuses… Azélie rappelle aux aînées : « [Léonie] est moins privilégiée que vous des dons de la nature, mais, malgré cela, elle a un cœur qui demande à aimer et à être aimée ». Léonie, elle, demande à Dieu de la faire mourir à la place de sa mère. Si Azélie accepte sa mort prochaine, jusqu’au bout elle s’inquiète pour Léonie. Que sera sa vie ? Le 28 août 1877 Azélie rend son âme à Dieu, laissant derrière elle un mari effondré et cinq filles entre dix-sept et quatre ans.
Lisieux
Louis Martin fait déménager son petit monde à Lisieux pour se rapprocher de sa belle-famille. Léonie, heureuse dans cet environnement familial, passe des heures dans sa chambre, le plus souvent avec Thérèse. Elle progresse de jour en jour, et tous y voient l’influence céleste de sa maman.
Le petit équilibre familial est bouleversé, le 2 octobre 1882, quand Pauline, la première, entre au Carmel de Lisieux. En 1884 Thérèse fait sa confirmation et choisit Léonie, qui a vingt ans, comme marraine. « Entre Léonie et Thérèse s’est instaurée une complicité que la différence d’âge n’entrave en rien. […] La pauvre Léonie et la surdouée Thérèse s’entendent sans que jalousie d’un côté ou impatience de l’autre n’entrent en jeu » (Dominique Menvielle).
Trouver sa voie
En octobre 1886, Marie part à son tour pour le Carmel. Léonie profite de l’occasion pour entrer de façon subite au couvent voisin des Clarisses, tout heureuse de répondre à sa vocation d’enfance. Mais sa santé n’y résiste pas, et en décembre, complètement déprimée, elle sort du couvent et rentre à la maison. Léonie, « pauvre petit colombe éprouvée, mais non rejetée et non moins agréable à Dieu » selon les mots de Pauline, apprend bientôt la volonté de Thérèse d’entrer au plus vite au Carmel, à la Pentecôte 1887. Cette nouvelle fait naître en Léonie le courage de réessayer de passer la clôture.
Cette fois, c’est l’ordre de la chère tante Marie-Dosithée que Léonie veut intégrer, le 16 juillet 1887. Au couvent de la Visitation de Caen, Léonie se sent plus à l’aise que chez les Clarisses, mais malgré tout elle sait bien qu’elle a beaucoup besoin des prières des siens, particulièrement de Thérèse : « Petit à petit, on y parvient tout de même avec la grâce de Dieu. […] J’ai fait bien des efforts ; pourtant je pourrais encore mieux faire pour Notre-Seigneur, je le sens bien. Ah ! que je voudrais me jeter avec courage dans tous les sacrifices… » (lettre de Léonie à Thérèse, 15 octobre 1887). Finalement, malade, Léonie doit sortir du couvent le 6 janvier 1888
Retour dans le monde
Léonie ne retrouve Thérèse que pour la voir franchir les grilles du Carmel de Lisieux, le 9 avril 1888. Et face à son calme et à sa force d’âme, Léonie si malheureuse n’en aime que plus cette petite sœur qui la quitte. A la maison toujours tenue par Céline qui se réjouit de sa présence, Léonie partage son temps entre des visites de charité, la solitude de sa chambre et les visites hebdomadaires au parloir du Carmel. Mais bientôt, Céline et Léonie voient leur père s’affaiblir gravement. Après une première attaque cérébrale, Louis Martin perd la mémoire, a des absences, et a continuellement besoin d'attentions.
En 1889, Léonie reçoit le soutien de ses sœurs carmélites : « Prends courage, le Bon Dieu ne t’abandonnera pas, Il t’aime autant que nous, mais ses voies sont différentes. Qu’importe, pourvu que nous fassions Sa Volonté. Guéris-toi bien vite, nous souffrons de te voir souffrir » (lettre de Pauline à Léonie, janvier 1889). Céline et Léonie ont bientôt la douleur de voir leur père interné dans un hospice d’aliénés à Caen. Pour toutes, c’est une grande épreuve, et, comme le rappelle Thérèse, une raison de plus de se plonger dans le Cœur de Jésus. Les années passent, et si Céline et Léonie sont confrontées à la vie dans le monde avec leurs cousines, Léonie ne pense qu’au couvent de la Visitation, et en 1892, fait vœu de chasteté.
Sœur Thérèse-Dosithée
Le 24 juin 1893, Léonie, qui a trente ans, est admise une nouvelle fois à la Visitation de Caen. Par de nombreuses lettres, Léonie n’oublie pas Céline qui reste seule avec son père si faible, enfin sorti de l’hospice. Les relations de Léonie et de ses sœurs ne seront plus que de longs échanges épistolaires, où Léonie se déprécie constamment, honteuse de sa petitesse et de sa faiblesse. « Toute sa vie elle aura à lutter contre ce sentiment d’une infériorité dont elle se sent presque coupable. Elle n’est pas jolie comme ses sœurs, […] elle n’a pas les dons naturels d’intelligence et artistiques de ses sœurs, […] elle n’est pas entrée au Carmel, cet ordre sévère, comme ses sœurs, mais elle réalise sa vocation propre » (Dominique Menvielle).
Toute la famille se demande si cette fois, Léonie va tenir. Elle prend l’habit neuf mois après son entrée, le 6 avril 1894, et reçoit le nom de sœur Thérèse-Dosithée. Thérèse se réjouit sans fin de cet événement : « Comme notre petite mère du Ciel devait se réjouir ce jour-là !... Et ma tante du Mans, comme son regard était fixé sur toi avec amour ! »
Mais au bout de plusieurs mois, Léonie sent son courage défaillir. Elle croit ne faire aucun progrès, et ne se sent pas à la hauteur. Et le 29 juillet 1894, Céline annonce à toutes ses sœurs le décès de leur cher papa. Pour Léonie, « qu’il a dû être bien reçu là-haut ! ». Et Céline, qui avait refusé nombre de demandes en mariage, enfin, rentre au Carmel de Lisieux. Léonie se sent encore plus seule, mais ses sœurs font tout pour la soutenir, surtout Thérèse, qui lui parle toujours de sa « petite voie », celle de la confiance et de l’abandon.
« Je passerai mon Ciel… »
Le 20 juillet 1895, après deux ans, sœur Thérèse-Dosithée, épuisée, sort du couvent. Elle a trente-quatre ans. A bout de force, déprimée, Léonie est perdue, mais tente de garder le cap, recueillie par son oncle et sa tante. Ses sœurs la soutiennent plus que jamais, mais ne peuvent empêcher les larmes de Léonie à chaque visite au parloir du Carmel. Léonie écrit beaucoup à Thérèse : « Parle-moi du Bon Dieu et de tout ce qui peut me faire avancer dans la vertu, il n’y a que cela qui me fait plaisir vraiment […] je suis si faible […] Merci ! merci ! de ce que vous savez toujours arrêter votre petit cheval échappé […] Je t’en prie, demande tout particulièrement pour moi au bon Dieu qu’Il me délivre de mes scrupules » (lettre de Léonie à Thérèse, 1er juillet 1896). Et face à cette souffrance, Thérèse sait toujours trouver les mots, emprunts de douceur, d’amour et de foi, pour réconforter sa sœur si éprouvée.
Léonie sait bien que Thérèse est très malade, elle n’a que les lettres de ses sœurs pour avoir des informations, et leur recommande de noter par écrit tout ce que dirait leur chère sœur, petite pour les hommes mais si grande en sainteté. Thérèse meurt le 30 septembre 1897, et Léonie peut aller la voir une dernière fois, au milieu des nombreuses personnes qui veulent faire toucher des objets à la petite carmélite décédée. Et en 1898, elle retrouve tout ce que lui disait Thérèse dans ses nombreuses lettres avec la parution d’Histoire d’une âme.
« Après ma mort, je ferai entrer Léonie à la Visitation et elle y persévérera. »
Le 29 janvier 1899, pour la troisième fois, Léonie se présente à la porte de la Visitation de Caen. Les supérieures, qui connaissent bien le cœur de Léonie, l’acceptent avec délicatesse et bienveillance. Enfin, après toutes ces années d’errance, Léonie annonce sa prise d’habit pour le 2 juillet 1899, en la fête de la Visitation, et un an plus tard la prononciation de ses vœux. Cette fois elle reste dans la maison dont elle avait tant rêvé pendant quarante-deux ans. Ses sœurs ne comprennent pas toujours la « pauvre Léonie », surtout depuis que Thérèse n’est plus là, mais ne cesseront jamais de l’encourager. Léonie se trouve bonne à rien, « petit néant » par rapport à ses sœurs, mais étonne par son humilité, sa bonne volonté, sa gentillesse.
En 1905 les visitandines de Caen apprennent la promulgation des lois républicaines de dissolution et d’expulsion des congrégations, mais parviennent à rester dans leur maison normande. En 1907, Léonie est au premier rang dans l’enquête qui cherche à déterminer les vertus héroïques et la sainteté de sœur Thérèse de l’Enfant Jésus. Elle se soumet aux nombreuses démarches avec joie, ce qui lui permet même de revoir ses sœurs, en septembre 1915, au Carmel de Lisieux où elle était appelée pour témoigner.
Quatre vieilles sœurs
En 1923, les quatre sœurs qui ont entre cinquante-trois et soixante-deux ans se préparent avec joie à la béatification de leur cadette. Leurs lettres se font toujours aussi régulières. Léonie est la première à vouloir imiter Thérèse, de par sa petitesse : « Je suis devenue si petite que j’ai l’audace de croire que je n’irai pas en purgatoire. […] J’éprouve cependant les mêmes difficultés : ennuis, dégoûts, lassitudes de toutes sortes, mais je pressens que toutes ces angoisses sont une purification, que Dieu heureusement fait son œuvre et je Lui dis merci de tout, cela me donne du courage et de l’élan » (lettre de Léonie à ses sœurs carmélites, 2 février 1923).
Léonie a une santé toujours aussi fragile, et à tout moment réclame à Thérèse de venir la chercher, tout en s’abandonnant à la Providence. « Dieu me donnerait à choisir ou la mort ou la vie, je ne choisirais rien, parce que c’est ce qu’Il fait que j’aime… » (lettre de Léonie à ses sœurs carmélites, 2 février 1923). Bientôt c’est Léonie qui par ses lettres réconforte ses sœurs, leur donne du courage, et soulage les épanchements de leurs cœurs fatigués. Elle souffre encore dans son âme par sa grande sensibilité, mais chaque souffrance est un pas de plus dans l’Amour du Cœur de Jésus, à l’image de son amie spirituelle, la visitandine Sainte Marguerite-Marie. Elle se répète beaucoup cette phrase de Notre Seigneur à Saint Jérôme, qui la bouleverse : « donne-moi tous tes péchés, afin que je te les pardonne tous ».
Les retrouvailles
Alors que le couvent subit déjà les affres de la guerre, le 20 janvier 1940, Marie, la deuxième maman, rejoint ses parents et tous ses frères et sœurs déjà au Ciel. Léonie a soixante-dix-sept ans, et se réjouit de pouvoir désormais prier sa sœur Marie, comme elle prie Thérèse : « quelle pluie de roses célestes elles vont répandre… »
Au printemps 1941, le corps si éprouvé de Léonie est à bout de souffle. Elle s’en moque volontiers, voyant par-là l’expiation de sa coquetterie : « Je m’en vais vers la Maison du Père, oh ! comme il fera bon là-Haut ! ». Le 15 mai elle ne peut plus quitter le lit, et les visitandines se relayent à son chevet. Dans la nuit du 16 ou 17 juin 1941, paisiblement, doucement, elle jette un dernier regard à sa prieure qui la veille, lui sourit, puis ferme les yeux et s’endort en Dieu.
La cause de sa béatification a été ouverte le 2 juillet 2015.
Léonie… voilà donc un prénom qui évoque une petite fille compliquée, une petite fille qu’il faut chercher. Une petite fille qui a passé sa vie à boitiller derrière ses pieuses et dociles sœurs, pour atteindre elle aussi la sainteté à laquelle elle aspirait tant, se noyer dans le Cœur débordant d’Amour qu’avait vu Sainte Marguerite-Marie à Paray-le-Monial. Mais Léonie, avec la grâce de Dieu sans laquelle elle n’était rien, a aussi passé sa vie à se relever, vaillamment, humblement, plus consciente qu’aucun autre de sa petitesse. Elle est une source d’inspiration, une amie, une sœur auprès de qui on peut déverser un peu d’un cœur gros de souffrance et de larmes, parce que les larmes, elle en a tant versées, mais toujours avec les yeux tournés vers le Ciel.
Source : Dominique MENVIELLE, Sacrée Léonie, cancre sur le banc des saints, Ed. Emmanuel, Paris, 2017.
Magnifique histoire... Merci beaucoup. Et qui rejoint vraiment le coeur de toutes celles qui sont sensibles et éprouvées par cela. Comme quoi c'est un chemin de sainteté, par la grâce de Dieu...